Vienne la Belle

Texte d'André CHAGNY

          Vienne a conservé de son passé gallo-romain mieux que des souvenirs : elle reste toujours parée d’admirables monuments, — énormes et rares bijoux de famille, — qui
la classent dans la grande tradition à laquelle se rattachent Arles et Vaison, Lyon et Nîmes. De nombreux temples témoignaient de l’esprit religieux de ses habitants.
Des aqueducs, des thermes, des palais, une citadelle, des remparts et quantité de belles demeures, ornées de mosaïques et de fresques, peuplées de statues de bronze
ou de marbre, achevaient de lui donner ces caractères d’élégance et de grandeur, qui frappaient les étrangers, lorsqu’ils la contemplaient du pont du Rhône,
ou l’admiraient du haut du gigantesque escalier qui reliait la ville haute à la ville basse.

          D’heureuses découvertes, faites soit au hasard de travaux d’urbanisme, soit grâce à des fouilles méthodiquement pratiquées par des archéologues, nous renseignent
avec une précision relative sur les deux enceintes successives de la cité gallo-romaine, sur la citadelle (de Pipet), sur l’arc municipal qui commémorait la fondation
de la colonie de Vienna, sur le port et le pont du Rhône, sur les quais de la Gère et du fleuve. De tels débris parlent peu à l’imagination. Les tronçons de rues
ou de voies, avec leurs trottoirs et leurs bornes, qu’on a reconnus à la Montée Saint-Michel, dans le Jardin Public, ailleurs encore, sont déjà plus évocateurs, avec
l’usure des roues des véhicules sur les blocs irréguliers de leur dallage. Ils 1e sont enfin bien davantage, ces superbes vestiges de riches maisons, de thermes ou de
temples, — frises, corniches, chapiteaux, lourds entablements et colonnes mutilées, — qui font un si noble décor aux rouges murailles de l’église Saint-Pierre,
transformée en musée lapidaire
.

          Ce musée est un poignant et magnifique cimetière d’art gallo-romain. Le spectacle de tout ce qu’il abrite de marbres blessés, comme à demi-morts, saisit l’imagination
et l’émeut. En outre, il offre quelques-unes des mosaïques exhumées sur les deux rives du Rhône. Leur ensemble constitue une série merveilleuse, la plus complète qui
ait jamais été découverte dans le territoire de l’ancienne Gaule. Par malheur pour les Viennois, beaucoup ont émigré vers Grenoble, Lyon et Paris. Parmi des panneaux
de stuc peint et de très belles pièces de céramique, voici des statues, en particulier ce gracieux corps tournoyant de Danseuse et cet Apollon tirant de l’arc, des
bustes impressionnants d’empereurs et la célèbre Levrette couchée, spécimen presque unique de l’art des animaliers latins. Mais, combien d’autres sculptures devraient
être là, que des accidents ont détruites depuis leur découverte ou qui font aujourd’hui l’orgueil de collections particulières et de musées, comme, au Louvre, la
spirituelle tête du « Faune rieur » ou ce poème de grâce et de volupté : « Vénus accroupie ». D’autres sont, il est vrai, conservées au Musée des Beaux—Arts de Vienne,
telles la vivante et mélancolique image de « Pacatianus » et cette « Tête de Femme », de style gréco-romain, qui, par la matière employée, l’ivoire, constitue une
rareté d’un prix inestimable. On n’a pu sauver qu’une faible part des innombrables objets découverts sous les maisons de la ville actuelle qui, bâties sur celles
d’autrefois, en ont protégé les trésors enfouis ; on n’a pu conserver sur place qu’un très petit nombre des statues trouvées dans le magnifique édifice, situé sur la
rive gauche du Rhône, - des thermes de 116 mètres de long sur cent de large, - qu’on appelle 1e « Palais du miroir » : récemment encore une déesse tutélaire et
d’autres beaux morceaux partaient pour l’Amérique ! Malgré tout, ce peu suffit à rendre très riches les deux musées de Vienne.

          Au surplus, la ville tout entière est un vaste musée en plein air, d’une étonnante splendeur. Ne peut—elle pas offrir tout d’abord aux yeux ravis son Temple,
qui mérite d’être rapproché de celui que les Nîmois appellent la Maison Carrée, bien qu’il ne soit pas une « maison » et soit rectangulaire ? C’est la même
architecture sobre et spirituelle, où l’on croit surprendre un reflet de la Grèce. Tous les savants en la matière ont remarqué que, dans le Temple viennois,
la partie postérieure était la plus ornée, la plus délicate de proportions, la plus fermement et largement taillée. À les en croire, le monument fut bâti au début
de la colonie de Vienna. Une catastrophe amena sa ruine partielle ; mais i1 fut relevé avant la mort d’Auguste et reçut alors sa première dédicace :
« À Rome et à Auguste ». Sous le règne de Claude, les Viennois, désireux de témoigner leur gratitude à cet empereur, ajoutèrent à l’inscription les mots :
« À la divine Augusta ».

          On ne sait au juste à quelle époque l’édifice fut transformé en église chrétienne : on peut croire que ce fut dès la chute de l’empire, c’est—a-dire vers le milieu
du Ve siècle. En tout cas, nous ne saurions regretter ce changement, car c’est à lui qu’est due son heureuse conservation. Connu au moyen âge sous le vocable de
« Notre—Dame de la Vie » (de la Voie), la Révolution le déposséda du culte qui avait remplacé celui d’Auguste pour y installer un club des Jacobins ; ce fut, du reste,
pour peu de temps. Mais si le Temple ne redevint plus une église chrétienne, il resta le cadre d’un musée qui en fut lui-même exilé en 1854, lorsqu’on songea, enfin,
à 1e rendre à sa destination et à sa forme primitives.

          Le Temple de Vienne garde donc, sinon toute sa valeur artistique, au moins tout son intérêt documentaire. Certes, il n’a pas le charme indéfinissable de la
Maison Carrée, gracieuse et légère comme une danseuse antique. Cela tient peut-être à la disparité assez sensible de leurs proportions (là-bas, 25 mètres de longueur
sur seulement 12 de largeur ; ici 23 mètres 85 de long sur 14 mètres 25 de large) ; cela tient sûrement à la différence de l’atmosphère où baigne chacun d’eux :
sous le soleil du Midi, la Maison Carrée, plus élancée, largement dégagée, sourit comme au travers d’un transparent voile d’or.

          Le Temple s’élevait en plein forum. Une découverte récente a remis au jour un pilier du portique qui enveloppait cette place principale de toutes les villes
romaines. C’est donc à tort qu’on appelle parfois « portique du forum » le reste du vaste édifice, de la première moitié du IIe siècle, qu’on voit rue de l’Hôpital ;
il a dû appartenir à un ensemble de galeries reliées au Grand Escalier.

          Celui-ci est sans doute 1a construction la plus originale de Vienne. Il n’en reste malheureusement que le mur d’accotement septentrional ; mais ce mur, en blocs
énormes, couronnés d’une large corniche, fait songer aux pylônes des temples égyptiens. Cette analogie a suggéré à des archéologues l’idée que le gigantesque degré,
reliant la ville basse à la ville haute, fut peut-être construit par ordre de l’empereur Hadrien (117-138), qui aimait les monuments des bords du Nil.

          Quant aux thermes qu’on croit reconnaître dans le voisinage, 1e Moyen Âge les désignait sous le nom de « Palais des Canaux », en raison de la grande quantité de
canaux voutés qu’on y voyait. Cet édifice servit de résidence au roi Boson et à ses premiers successeurs.

          À la différence d’Arles et de Nîmes, Vienne ne possède pas d’amphithéâtre. En revanche, au sud et en dehors des remparts de la ville antique, 1e IIe siècle vit
construire un vaste cirque, dont les représentations connurent une vogue extraordinaire. Le plus souvent, c’était des courses de chevaux ou de chars, des combats de
gladiateurs, des exercices d’acrobates : un des jetons d’entrée représentait un danseur de corde, chargé sur la nuque d’un long balancier dont chaque extrémité
supportait un seau d’eau.

          Le Cirque s’étendait, parallèlement à la rive gauche du Rhône, sur 455 mètres de longueur et 118 de largeur, dans le voisinage des portiques d’un ancien gymnase.
Son « épine » centrale, autour de laquelle couraient et tournaient cavaliers et chars, était elle-même large de près de 8 mètres et longue de 262. Comme au cirque
d’Arles, elle était limitée par deux murs parallèles, sur lesquels retombait une voûte où étaient disposes les signaux et les appareils enregistreurs : boules ou
dauphins. Les écuries et remises se développaient sur 108 mètres au nord, à l’opposé de la partie arrondie on se trouvait la borne. Sur cette dernière, s’élevait
une pyramide.

          Ce singulier édifice est toujours debout, à peine déplacé. Porté sur quatre arcades, flanquées de colonnes, il s’élève à un peu plus de 23 mètres de hauteur.
Chose curieuse, tout le bas est inachevé. Quand le souvenir du cirque s’enfonça dans la brume du passe, l’imagination chrétienne vit là 1e tombeau de Pilate.
Au fait, à l’horizon occidental de Vienne surgit 1e mont Pilat. Ce nom, évocateur d’un môle ou d’un pilier soutenant la voûte céleste, a donc suscité dans le décor
romain de la ville l’ombre du magistrat timoré qui laissa verser 1e sang du Juste. Une légende se forma, qui disait que le trop fameux procurateur de Judée, envoyé
en disgrâce au bord du Rhône, y vécut, torture par le souvenir de sa lâcheté, par le remords de son crime, jusqu'au jour où, de désespoir, il se précipita dans le
fleuve. Si 1e fait n’était apocryphe, i1 aurait pu faire entrer 1e nom de Vienne dans la grande histoire de l’humanité ; il lui confèrerait une majesté dramatique
plus émouvante que celle dont elle est redevable à son Théâtre romain.

          Ce monument, dont les ruines, adossées à la colline de Pipet, furent longtemps considérées comme celles d’un amphithéâtre, est maintenant déblayé presque
entièrement. Depuis quinze ans, 1a pioche infatigable des terrassiers, guidés par le conservateur des musées viennois, M. Vassy, le dégage de la gangue des terrains
éboulés. Une particularité de ce théâtre est la série des canalisations horizontales, des caniveaux en pente et des puits, destinés à recueillir et à drainer les eaux
des sources suintant à la surface de la colline. Les maîtres en hydraulique qu’étaient les Romains ont montré là ce qu’ils savaient faire.

          On n’en sera pas étonné si l’on recherche, à Vienne même, sur le chemin d’Eyzin-Pinet, les Aqueducs au moyen desquels 1a colonie antique s’alimentait d’eau pure
et dont un seul, remis en service au début du dernier siècle, dispense 1e même bien-fait aux habitants de la ville actuelle. Une légende nous assure que c’est par
ce canal souterrain, de près d’un kilomètre de long, que grâce à la complicité d’un fontainier, 1e roi des Burgondes, Gondebaud, finit par s’introduire dans la place
assiégée, en 489.

          Le théâtre de Vienne est de dimensions imposantes : 120 mètres de diamètre à la soudure de l’orchestre et de la scène, là où s’étendait 1e fossé du rideau qu’on
levait pendant les entr’actes, au lieu de l’abaisser comme nous faisons. La cavea, c’est à savoir l’hémicycle réservé aux spectateurs, comportait quarante-deux gradins.
Neuf mille personnes pouvaient y prendre place, qui toutes voyaient et entendaient de façon parfaite. Les séries concentriques et superposées des gradins étaient
desservies par des escaliers et des « vomitoires », en sorte que cette foule pouvait sortir en quelques minutes du théâtre, soit par les deux portes de l’orchestre,
soit par le portique ou promenoir couvert qui couronnait l’édifice.

          Si le théâtre de Vienne est plus vaste que son frère d’Orange, adossé comme lui à une colline ; s’il domine un horizon infiniment plus grandiose et plus étendu,
en revanche il n’a conservé ni sa façade extérieure, ni aucun fragment debout de la scène et des salles latérales. Il n’a donc rien d’analogue à l’incomparable
Grand Mur, — « la plus grande muraille de mon royaume », disait Louis XIV qui s’y connaissait en grandeur. — La faute en est aux Viennois eux-mêmes, qui ont transformé
leur Théâtre antique en carrière de pierres et de marbres.

          On a reconnu les vestiges d’un petit théâtre à Beaumur, sur le versant nord de Saint-Just. C’était là sans doute un odéon, qui existait concurremment avec le grand
théâtre, comme cela se voit à Pompéi, à Taormine, à Carthage et à Lyon.

          Quoi qu’il en soit, sur ces gradins d’où l’on découvre, par-dessus la grisaille des toits, depuis la ligne argentée du fleuve jusqu’au sommet bleuâtre du Pilat,
l’un des plus majestueux panoramas qu’il soit donné de contempler dans la vallée du Rhône, des foules viendront avant longtemps assister à des représentations
dramatiques et musicales.

          Ainsi, de manière hautement symbolique, la vie antique se continue à Vienne, comme le sang poursuit son cours vivifiant, même dans un corps mutilé. Mieux que la
restauration de ruines, mieux que l’heureuse découverte de statues déterrées par la pioche des terrassiers, l’usage que fait encore d’un monument romain la population
de la grande vallée y affirme la persistance de la civilisation latine. Au surplus, i1 faut signaler à l’éloge des Viennois d’aujourd’hui que, sous les auspices de leur
municipalité, ils apportent à la restauration des monuments antiques de leur ville comme a la recherche de tous les souvenirs de son histoire, des soins éclairés et
persévérants qui leur font le plus grand honneur.


Rue Clementine Place du Pilori (Vieille Halle) Saint-André le Bas
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