Vienne la Belle


          Ce sens si nécessaire de la tradition, Vienne ne l’a jamais perdu : les Viennois du moyen age en étaient possédés, autant que nous le sommes. Certes, il est fort
légitime de vanter 1a beauté de la Ville gallo-romaine ; mais on me saurait oublier que c’est seulement après 1a chute de l’Empire et sur les ruines du paganisme,
que son âme libre, éprise de justice et de bonté, se révéla pleinement et commença de rayonner.
          L’Évangile, apporté des le milieu du second siècle par des marchands orientaux, y avait fait peu à peu 1a conquête des esprits et des cœurs. L’historien Eusèbe
nous a transmis le texte de la lettre, écrite en grec « par les chrétiens de Vienne et de Lyon » à leurs frères des provinces d’« Asie » et de Phrygie, à la suite
de la terrible persécution de 177 qui emporta le diacre Sanctus. Il semble bien qu’à cette date tous les fidèles se groupaient sous la direction du seul évêque Pothin.
Au siècle suivant la communauté viennoise fut peut-être soustraite à l’obédience lyonnaise ; en tout cas, un évêque de Vienne figurait au concile d’Arles de 314.
Plus tard, l’évêché sera érigé en archevêché, avec un vaste territoire métropolitain, qui embrassera toute l’ancienne « province » romaine. L’épiscopat de prélats,
tels que Saint-Sévère, Saint-Mamert, Saint-Avit, porta très haut le prestige de la ville.
          Du vivant même de Saint-Avit, Vienne subit le premier de ces sièges désastreux dont son histoire est remplie. C’est l’époque du «premier royaume de Bourgogne » ou,
plus exactement, d’un royaume burgonde, qui tombe vite (vers 534) sous les coups des Francs. Du VIe au IXe siècle, l’éphémère capitale participe à l’universelle
décadence ; elle éprouve la dureté des temps mérovingiens et connait les horreurs de l’invasion arabe. L’avènement de la dynastie carolingienne ramène une ère de paix
et de prospérité relatives. Un de ses archevêques, Saint-Barnard, lui concilie 1a faveur impériale. Un peu plus tard, l’activité, le talent littéraire et la sainteté
de vie d’un autre prélat, le chroniqueur Adon, semblent ressusciter l’époque glorieuse de Saint-Avit.

          En 870, Vienne, refusant de reconnaître la souveraineté de l'empereur Charles le Chauve, supporte un nouveau siège. Le souvenir en est resté vivant dans une de nos
chansons de geste, Girard de Viane, dont Victor Hugo s’est inspiré pour « le  », dans sa Légende des Siècles. La place demeura sous l’autorité
d’un favori de l’empereur, le comte Boson V, duc d’Italie.

          Celui-ci était un homme énergique et audacieux. Il s’était juré de saisir, dans l’émiettement de l’empire, une de ces couronnes qui changeaient si souvent de tête.
Il se fit proclamer roi, en 879, au château de Mantaille, propriété des archevêques de Vienne, par une assemblée de prélats et de barons.
          Le nouveau royaume, — que les historiens appellent « royaume de Provence » ou « second royaume de Bourgogne », eut notre ville pour centre politique.
Son territoire, qui comprenait à peu près tout le Sud-Est de la France, devait s’étendre ensuite sur la Bourgogne entière. Ses débuts furent difficiles. Vienne paya
très cher l’honneur de redevenir capitale. Les sièges qu’y soutinrent contre les princes carolingiens le « tyran », comme 1e nommaient ses adversaires, et sa vaillante
épouse, 1a reine Ermengeard, lui furent fatals. Non seulement la famine décima sa population, mais encore la ville, prise au mois de septembre 882 par Carloman, fut pillée, saccagée. C’est le moins qu’on puisse dire, car l’unique charte contemporaine, parvenue jusqu’à nous, est-datée de « l’an deuxième après 1a destruction de Vienne ».

          Elle se releva cependant assez Vite. Il n’est d’ailleurs pas certain que l’infortuné roi de Bourgogne fut réduit, pendant ses dernières années, à n’être plus qu’un
souverain sans royaume ; en dépit des apparences, Boson sortit vainqueur de sa longue lutte contre les forces coalisées de l’Occident carolingien : il mourut roi, 1e
11 janvier 887, comme 1e proclame son épitaphe, à Saint-Maurice de Vienne. Son souvenir resta profondément gravé dans la mémoire des hommes du Moyen Âge et son nom
demeura pendant des siècles comme l’un des symboles les plus populaires de l’indépendance bourguignonne et provençale.
          Le fils de Boson, Louis III l’Aveugle, eut aussi un dramatique destin : roi, puis empereur, il eut les yeux crevés par ses ennemis et revint mourir à Vienne après 928.
La ville fit alors partie, à la suite d’événements dont 1e détail est encore mal connu, de cet état incohérent et falot que les historiens désignent d’ordinaire par
le nom de « royaume d’Arles ». Ses chefs se parent des titres de rois des Allamans, des Burgondions, de la Bourgogne jurane et même de « rois de Vienne », où il
leur arrive de résider.

          Dans notre ville, comme à Lyon, 1e protecteur du peuple, toujours présent, c’est l’archevêque. Aussi, l’inévitable finit par se produire : 1e 14 septembre 1023,
Rodolfe III 1e Fainéant donne par acte solennel le comté et la Ville de Vienne « à Saint-Maurice », patron de son église, autant dire aux archevêques. Peu à peu,
ceux—ci deviendront de véritables souverains. À l’instar de sa grande voisine du Nord, Vienne continuera de faire partie théoriquement du Saint-Empire romain-germanique
; en réalité, elle formera, du Xe au XIVe siècle, un comté à peu près indépendant, gouverné par un grand seigneur ecclésiastique.

          Le pouvoir de l’archevéque-comte s’étendait non seulement sur la ville même, mais encore sur un territoire assez vaste, englobant les deux rives du Rhône, entre les
possessions des rois de France, d’une part, des comtes de Savoie et des comtes d’Albon — les Dauphins, — de l’autre. De tels voisinages ne laissaient pas d’être
inquiétants. Dès le XIIe siècle les archevêques. entrèrent en compétition avec les Dauphins, rivaux tenaces et audacieux, qui prenaient, eux aussi, le titre de comtes
de Vienne et revendiquaient certains droits sur la ville.

          Dans la longue et monotone histoire de cette rivalité, une figure se détache en vigoureux relief : celle de Jean de Bernin qui gouverna l’église viennoise pendant
quarante-cinq ans (1221-1266). Type de prélat féodal, de caractère énergique, d’humeur batailleuse, il se plaisait à chevaucher à la tête de ses hommes d’armes, ne
laissant à personne 1e soin de châtier des vassaux rebelles ou d’aller, 1e glaive au coté, quérir leur soumission. Les Dauphins sentirent sa rude poigne ; ils durent
lui rendre hommage pour ses titres viennois.

          C’est Jean de Bernin qui fit élever ce château-fort, — cette « Batie », comme disait le Moyen Âge, — dont 1a noire carcasse couronne de manière si pittoresque
1e mont Salomon. Son nom est également attaché à la construction de la cathédrale Saint-Maurice, à la création d’un hospice, à la restauration du pont sur le Rhône.
C’est enfin lui qui accorda aux Viennois leur première charte de franchises.
          À cette autorité de seigneurs temporels les archevêques-comtes de Vienne joignirent, à partir de 1120, le titre de « Primat des primats des Gaules », titre fastueux,
certes, mais plus pompeux qu’effectif. Ils le durent au souvenir reconnaissant de l’un d’entre eux, l’ancien archevêque Guy de Bourgogne, élu pape sous le nom de Calixte II.

          La prééminence de l’église de Vienne apparut dans tout son éclat en 1311, lorsque la ville, qui avait déjà été 1e siège de plusieurs assemblées de ce genre, fut
choisie pour la tenue d’un concile dont un pape d’Avignon, Clément V, présida la séance d’ouverture dans la cathédrale Saint-Maurice. C’est là que fut réglée,
entre autres affaires, celle de l’Ordre du Temple. Pour être à portée de surveiller les discussions, 1e roi Philippe 1e Bel résidait à Sainte-Colombe. Il n’eut donc
qu’à traverser le Rhône. pour assister à la séance du 3 avril 1312, où furent condamnés les Templiers dont le procès demeure une énigme historique.

          À vrai dire, dans le temps même où les moines-chevaliers sont ainsi sacrifiés, Vienne est encore libre dans sa gloire. Mais Philippe le Bel et ses légistes ont apprécié
personnellement l’importance de la ville et sa richesse. Dès ce moment son indépendance est menacée : i1 faut qu’elle soit française ! Et, de fait, tandis qu’au
XIVe et au XVe siècle elle se débat dans des dissensions continuelles, perdant, au milieu de luttes intestines, le goût de la vraie liberté et l’habitude d’une saine
activité, la politique des Capétiens profite habilement de toutes les circonstances favorables pour hâter l’annexion.

          Ce grand acte politique, le plus important de l’histoire viennoise depuis la fondation de la colonie romaine, date de 1449. Des temps nouveaux commencent.


Place Saint-Maurice Le théâtre antique Intérieur de la cathédrale Saint-Maurice
Cathédrale Saint-Maurice Le théâtre antique Intérieur de la cathédrale Saint-Maurice
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