M ALEXANDRE MILLERAND

	Un homme... complexe, un homme tout de même. Myope, volontaire, brutal et distant, patient,
opiniâtre: il a conquis le pouvoir parce qu'il l'a voulu.
	En lui se marient les grandes qualités de Briand et de Clemenceau: la vision nette et
la passion de l'autorité de celui-ci, le sens de l'évolution de celui-là.
	Sa psychologie est faite d'évolution et d'expérience.
	Il a surtout le dur mépris des foules.
	On a dit qu'il plaidait et gagnait des dossiers pour la nation.
	M. Millerand plaide le dossier qu'il faut et quand il le faut. Il méprise les hommes et ne
se soucie point des imbéciles. Voilà la vérité et l'un des éléments de sa force.
	Il aime, certes, la nation..., à condition qu'elle le prenne pour le premier de ses
serviteurs.
	Ce n'est pas un dilettante, c'est un logicien, et sa vie pourtant très agitée est une et
harmonieuse.
	Esprit vigoureux, caractère fort, il a dédaigné les écueils apparents et tenu pour
négligeables des fantômes qui en eussent effrayé d'autres: ce qui l'a soutenu, c'est de voir
autour le lui, en bas comme en haut, tant de médiocrités.
	Comment a-t-il pu s'imposer tour à tour à M. Clémenceau et à M. Deschanel?
	Il a préparé ces résultats avec une maîtrise étonnante, cachant sa volonté tenace,
sa haute ambition, sous le masque d'une dédaigneuse impassibibté.
	Quand il comprit que pour arriver il devait se tenir au-dessus des partis, il brava
l'impopularité: c'était nécessaire pour consacrer sa personnalité nouvelle.
	Il est allé du radicalisme démocratique au socialisme, du socialisme à la conservation,
de la conservation à l'ordre national. Il y est resté.
	Ses doctrines et ses attitudes successives permettaient de pronostiquer ce que l'on peut
attendre d'un homme qui a un passé aussi déterminé.
	Qui se souvient d'ailleurs aujourd'hui du Millerand qui, en 1892, après avoir créé
l'union socialiste, flétrissait comme une des plus impardonnables infamies le régime politique
de la Banque de France, cette royauté de l'or qui prétend traiter d'égale à égale avec la
République?
	Qui se souvient du programme de Saint-Mandé? Conquête des pouvoirs publics, socialisation
des instruments de travail, entente internationale les travailleurs?
	On a oublié que le conseiller radical de Passy fut en 1886 l'avocat des grévistes de
Montceau et de Decazeville. On a oublié la plaidoirie en faveur de l'assassin du contre-maître
Watrin. "L'auteur de cet acte, c'est la misère!", s'écriait-il, et l'avocat évoquait le spectre
de la révolution prochaine.
	Devançant de vingt ans la tragédie bolcheviste, il disait que la fin de ce siècle serait
grosse d'événements.
	Ce n'est pas la première fois que cet homme d'État se confine dans une retraite; il fut
un temps non lointain où le nom de Millerand n'était plus prononcé.
	Il avait été, comme aujourd'hui, condamné à l'exil parla Gauche.
	Nombre de connaisseurs prétendent qu'il n'a pas donné sa mesure. Il se recueille.
Il attend.
	L'avenir nous apprendra si son oeuvre, qui témoigne tant de souplesse dans la conception
et tant d'aptitude à l'évolution, aura une suite.