LA PLUME ET LE MARTEAU.
Fable.
La plume disait au marteau:
« Tu n’es qu’un rustre , qu’un lourdeau;
» Je te parle sans amertume,
» Tu n’es bon qu’à battre l’enclume.
» A moi la science, l’honneur;
» A toi les travaux, la sueur.
» De l’esprit, de l’intelligence,
» Je possède l’omnipotence,
» Et par ma prose et par mes vers,
» Je règne sur tout l’univers.
» Tour à tour je chante Dieu , les anges, le diable,
» L’argent, l’honneur, et ce sexe adorable
» Que séduisit Satan par un mielleux discours :
» En tout temps, en tout lieu mes talens ont leur cours.
» Moyennant bon salaire , on me voit toujours prête,
» Des plus mauvais penchants à me faire interprète;
» Admirable secret de mon art enchanteur!
» Le blanc en noir je change en leste escamoteur.
» Chacun recourt à ma science :
» A l’enchère est ma conscience;
» Mais c’est surtout dans les procès
» Que j’obtiens mes plus beaux succès!
» Par un habile trait de plume,
» Chaque plaideur je déplume :
» Normands, Manceaux et Dauphinois,
Citadins , madrés villageois ,
» Vous êtes la grasse pâture
» De ma cauteleuse écriture;
» Mauvaise foi, mauvaises gens,
» Vous êtes ma mine d’argent.
» Partout où je peux mordre,
» Partouto ù je peux tordre,
» Et je tords et je mords
» Sans pitié, sans remords.»
Il n’est pas ici-bas de douceur féminine,
Qui ne s’échappe un jour lasse d’être caline,
En divulguant sa passion
Par une ample confession.
Voilà pourquoi la plume ici faisait parade,
De ses actes abjeets, et par pure bravade,
Voulut tourmenter le marteau,
Lui faisant ce récit nouveau:
« Quand je suis en repos, quand le procès sommeille,
» C’est en pensant à mal que mon esprit s’éveille;
» Crainte de me rouiller, pour charmer mon loisir,
» D’un écrit clandestin je me fais le plaisir;
» Narguant le magistrat , narguant le commissaire,
» De l’innocent facteur je fais mon émissaire.
» J’intimide le faible , j’irrite l’homme fort ,
» Sans qu’il puisse obtenir raison d’un pareil tort.
» Invisible bourreau , je vois avec délice
» Leur impuissant courroux et leur secret supplice!»
Et le marteau , qui l’entendait ,
Sur son enelume bondissait.
Dans son langage un peu rustique,
Voici quelle fut sa réplique :
« Crois-tu que j’ignore tes tours,
» Méchante plume de vautour?
» Si je faisais ici l’histoire
» Des maux que cause l’écritoire ,
» Le diable te couronnerait,
» Mais point il ne t’emporterait :
» Tu remplis trop bien son office
» Pour se priver de ton service. »
La plume à ce propos rugit;
De colère l’encre rougit,
Et d’une flamme phosphorique,
Trace des lignes sataniques.
Cette démonstration n’émut pas le marteau;
Il lui fit ce discours qui me semble assez beau:
« L’art ce , les œuvres de Charière ,
» Sont des titres de gloire et ne sont point matière.
» Le marteau sur l’enclume est guidé par la main,
» Pour le profit commun de notre genre humain.
» La main, obéissant à l’élan du génie,
» Au fer donne à la fois et la forme et la vie.
» Qu’il est noble, qu’il est puissant
» Le marteau du
» Il est le nerf de l’industrie,
» Le nourricier de la patrie. ,
» Quand à coups redoublés il fourbit sur l’enclume
» Le soc fécondateur, le trident de Neptune,
» En servant au commerce, à la fertilité;
» Le forgeron complait à la divinité!
» Plume vénale!
» Plume fatale!
» N’abuse plus, je t’en conjure,
» D’un don à qui tu fais injure;
» Cesse de dégrader «cet art ingénieux
» De peindre la parole et de parler aux yeux.»
Honneur et gratitude aux œuvres du marteau:
Il dompte la nature en domptant les métaux.
Arrière la plume immonde
Qui trouble et ruine le monde.
Usmar BONNAIRE.
La Balme, 1er octobre 1853.
1 L'inventeur des métaux, cité par la Bible. (voir aussi Wikipedia
2 Charière Le premier mécanicien de l’époque, couronné à Londres. (voir aussi Wikipedia)
3 Dupuytren consultait Charière sur la forme des instruments propres à telle ou telle opération. Ainsi, l’anatomiste et l’artiste fourbisseur travaillaient de concert. (Voir aussi sur Wikipedia)
Bourgoin. — Imp. Ch. VAUVILLEZ.
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