SCÈNE II
Colette - Henri

Colette Riquet, venez ici, On n'y joue plus.
Henri Déjà!
Colette Asseyez-vous là... près de moi... plus près...
Henri Allons bon! Elle a froid!
Colette (D'une voix haletante) Écoutez... Sans rien dire... Vous savez qu'à notre âge. il est des moments où l'on a besoin de se confier.
Jurez moi que vous ne me trahirez pas, mon ami.
Henri Je vous le promets. '
Colette (Lui levant la main) Dites: je le jure.
Henri Je le jure.
Colette Sur la tête de ma poupée!
Henri Mon serment sera plus solide que cette tête incassable!
Colette Merci. Maintenant je puis tout vous dire. Mon Dieu! Vous avez déjà deviné, n'est-ce pas?
Henri Je ne demanderais pas mieux. mais...
Colette Oh!... 0h:... 11 m'aime...
Henri Qui ça? Moi?
Colette Non; vous, ça me serait bien égal... .
Henri Grand merci!
Colette (Les yeux au ciel)... mon fil-leul!
Henri (Indifférent) Ah! Tant mieux!
Colette Riquet, vous êtes vexé. Sans doute êtes vous jaloux de moi. Je vous plains beaucoup. Je ne voudrais pas jouer avec votre cœur. '
Henri Vous n'aimeriez pas mieux jouer au cheval ?
Colette (De nouveau rêveuse) Mon Fil-leu]!
Henri Enfin, quoi, votre filleul ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Vous avez une filleul vous ?
Colette Bien sûr. Tout le monde en a au moins un. Mais le mien, si vous saviez comme il est gentil, et brave; comme il écrit bien;
comme il pense bien!
Henri À quoi,est-ce qu'il pense ?
Colette À moi..
Henri (Dans un éclat de rire) Il n'a pas autre chose à faire, non ?
Colette Si, Monsieur, il a autre chose à faire. Il est au front, il se bat, il expose sa peau pour défendre la votre et la mienne.
Encore, la mienne ça se comprend: je suis une faible femme. Mais la vôtre, espèce d'embusqué... (Ici Colette doit frapper Henri d'un coup d'ombrelle violent).
Henri Aie! Embusqué... moi... je suis de la classe 1921!
Colette Même pas bon à ça? Alors, pas au front, pas militarisé, pas embusqué, pas civil...
Henri Comment pas civil?
Colette Dame! Un civil c'est quelque chose qui tient, qui a plus de 48 ans.
Henri Et quand on en a moins de 17 ?
Colette Eh! bien, on est... un petit morceau!
Henri. — Ça vaut mieux que d'être une petite fille mal élevée. Adieu, j'en ai assez de vos injures, je pars. (Fausse sortie).
Colette 0h! il va s‘engager... si jeune!...à cause de moi... Sa mère ne me le pardonnera jamais... (Elle lui court après) Henri!... Riquet!
(et le ramène) Ne m'en veuillez pas. J'ai été cruelle; mais c'est mon sexe qui veut ça.
Henri Soit. Je reste. Mais ne recommencez pas.
Colette Je serai gentille (Un très long silence. Ils se regardent).
C'est-il que je peux vous parler de mon filleul tout de même... (Pas de réponse) Froidement, sans passion?
(Pas de réponse. Henri se colle sur sa chaise) Vous savez, mon institutrice, Mlle Iphigénie...
Henri Qui a soixante-cinq ans...
Colette Plus une dent...
Henri ... Ni un cheveux...
Colette Eh bien, elle avait un filleul, elle, qui écrivait, auquel elle écrivait; ils s'écrivaient, quoi... Puis elle lui envoyait des saucisses,
des chaussettes, des bonnets de nuit, est-ce que je sais moi? Alors, un jour qu'elle était sortie, je trouve sur ma table de travail, sous mon buvard, bien cachée,
une lettre de ce garçon. Je la lis...
Henri 0h!
Colette Sans le vouloir; pour savoir ce que c'était. Il lui disait:
(E11e cherche un instant dans sa mémoire, ne trouve pas et se décide à tirer la lettre cachée dans sa chaussure droite, dont Henri s'empare, et qu'il lit,
soutenu par une musique de scène très douce
)
Henri "Mon cœur s'ouvre pour vous vers des régions nouvelles...
Je rêve et je vous vois bonne et jeune et si belle
Qu'au lieu d'envisager sans trouble et sans effroi
La mort, qui me voyait lui sourire autrefois,
Je tremble maintenant, comme si j'étais ivre
D'autre chose que de vous aimer et de vivre!"
Délicieux! Délicieux, vous dis—je (Il rit fort!)
Colette Vous trouvez ça drôle? Pas moi. J'ai pensé : voilà un pauvre petit qu'on est en train de berner. C'est pas chouette. Alors je l'ai dit bravement à mademoiselle Iphigénie. Elle est devenue toute rouge, m'a fait priver de dessert pour huit jours et de fureur n‘a plus écrit à son filleul. Alors... '
Henri Alors?
Colette Comme je savais son adresse, je lui ai écrit.
Henri Vous?
Colette Moi! '
Henri Et quoi?
Colette (récitant) "Je voulais me faire passer pour vieille, mais je suis une toute jeune fille et je vous aime encore plus que vous ne m'aimez! je vous avais caché mon nom, mais je signe aujourd'hui sans crainte: votre marraine, Jacqueline Belleroy."
Henri Hein ? Le nom de votre sœur?
Colette Et en note: on m'appelle toujours Colette."
Henri Kolossale ignominie! Mais c'est affreux!
Colette Vous êtes bon, vous. On est charitable ou on ne l'est pas. Il avait besoin d'un secours moral cet enfant.
Henri Et que lui avez-vous fait?
Colette Je lui ai servi de sœur, de fiancée, de mère et... de directeur de conscience!
Henri Il n'a pas dû s'embêter.
Colette Bien sûr; c'est ce qu'il dit encore dans son avant dernière lettre. Car il m'écrit souvent mon filleul. (Elle tire une lettre de sa chaussette gauche) Tenez, lisez.
Henri (Lisant).
"Tandis que vous joignez l'agréable à l'utile
Et les cadeaux les plus sérieux aux plus futiles;
Je joins dévotement, moi, mes deux mains vers vous,
Et mon cœur est si lourd que j'en tombe à genoux.
Vous me dites parfois des choses très sérieuses,
Et parfois des naïvetés mystérieuses...
Je ne sais ce qu'en vous j'aime le plus, vraiment,
Des étranges écarts de vos raisonnements
Ou de la chaude fraicheur de vos sentiments!"
Mais dites-moi, Colette, qui est—ce qui recopie vos lettres et en corrige les fautes d'orthographe?
Colette Le vieux Jean, mon domestique. Un chic type, allez! Il m'en rend des services. Aussi je lui dis souvent: «Vieux Jean, quand j'aurai des enfants, c'est toi qui seras leur nourrice!"
Henri Il doit être bien flatté! Et il n'y voit rien votre filleul, que du feu?
Colette C'est naturel puisqu'il y est.
Henri Où?
Colette Au feu!
Henri Petit esprit fort! Et c'est tout ce que vous en savez de votre filleul?
Colette C‘est un poilu. C'est un poilu, poilu, vous dis-je, et c'est assez. Il est grand, fort, hirsute. Avec un casque bosselê par la mitraille, un costume fané, des bottes boueuses. Il a sur la poitrine une décoration avec une étoile qui brille et à laquelle chaque battement de son cœur donne des reflets nouveaux. Il a une pipe; une longue, longue barbe.
Henri Vous l'avez vu quelquefois.
Colette Non, qu'en rêve. Mais, c'est un poilu d'Argonne, quoi!
Henri Diable!
Colette Ah! oui diable! On en a des soucis quand on est marraine! En se levant : le communiqué. En se couchant : le communiqué. Et quand je vois qu’on se bat dans son secteur, j’en passe des nuits à prier, murmurant pour me maintenir éveillé: "Il n’a plus que moi, ce pauvre martyre, pour penser à lui..."
Henri Je suis tranquille, alors: il ne risque rien.
Colette Vous en avez de la veine d’être tranquille, Je ne le suis pas, moi.
Henri Ah! ah! et pourquoi, s’il vous plaît?
Colette Bien voilà n’était fatal; je l'avais prévu; il m'a demandé ma photographie.
Henri Et après...
Colette (l’imitant) Et après... Vous trouvez ça nature], vous. Quel oiseau, vous faites! Mais mon cher ami, pensez donc, ma photographie aux tranchées, à moi, qui ai huit ans! J’aurais fait passer mon filleul pour un guignol!
Henri Et vous aussi.
Colette Moi, je suis au—dessus de ces choses là, mais c’est pour lui. Alors, j’ai pris, dans ma chambre, le portrait miniature que j‘ai de ma grande sœur Jacqueline et... je le lui ai envoyé.
Henri Ah! bien, vous savez, c‘est pas pour dire, mais, quand vous aurez mon âge, ou fera bien de vous surveiller.
Colette Seulement on s’en est aperçu chez moi. Il a fallu mentir et je n’aime pas les compromissions. Ce qui me console, c'est qu‘il a été touché mon poilu. Regardez cette carte de ce matin (Elle tire une lettre de son corsage)
Durant la scène suivante Henri lit par dessus l’êpaule de Colette. On entendra le chant lointain des violons jusqu’à l’interruption de Nérac.
Henri (lisant).
J’ai reçu, ma chère marraine,
Un petit portrait enchanteur. '
Vous êtes, s’il n’est pas menteur,
Plus belle que toules les reines!
Colette (même ton, continuant) :
Je vous consacre chaque soir,
Tous mes rêves dans le silence.
Si vous êtes ma récompense,
C’est que vous êtes mon espoir!
Henri (continuant)
Je garderai bien celle image.
Si je meurs... on vous la rendra;
Prisonnier... elle reviendra;
Vainqueur... n’est-elle pas un gage?
Colette (Courant vers le devant de la scène et les bras au ciel) Ô mon filleul! ô mon filleul! ô mon héroïque poilu, bien sûr qu‘elle est un gage! Certes. je suis petite. bien petite. Mais je t’aime beaucoup tout de même, plus que tu ne peux le croire, parce que tu ne sais pas toi, que si les Boches ont, pour le moment, diminué la terre de notre patrie, ils ont agrandi d’autant le cœur des petites filles de France!...

(Pendant qu'elle parle, un soldat est venu sur la scène ; aussi élégant que passible. impeccablement rasé, il porte le ruban de sa croix de guerre avec une étoile. Il frappe sur l'épaule du jeune Henri, resté au fond de la scène.)

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